Je suis allé au cinéma. J’y vais rarement. La faute au réel, que je trouve toujours plus divertissant et fantaisiste que n’importe quel scénario de film. Je suis allé au cinéma voir un long métrage qui parle justement de réalité sociale, de sans-abrisme, de toutes ces maladies en «isme» qui finissent dans la rue, à défaut de pouvoir se soigner au chaud.
Je suis donc allé voir, dans le ciné-club de ma ville – les salles du Grütli, à la rue du Général-Dufour – un film sorti au début de l’année et intitulé «Les Invisibles», du réalisateur français Louis-Julien Petit. Petit ? Non, grand succès dans l’Hexagone. Pour rappel – mais je fais le pari que nombre de nos auditeurs l’ont déjà vu -, l’histoire se déroule dans un centre d’accueil de jour pour femmes précaires.
Les bénéficiaires de cette structure menacée de fermeture ont tous les âges, elle sont sans domicile et sans emploi, elles ont dégringolé. Ces, entre guillemets, «professionnelles» des galères de la rue, des accidents de l’existence, sont, devant la caméra, des amatrices. Elles jouent leur vie et n’inventent rien.
Les travailleuses sociales qui les accueillent et les encadrent sont, elles, des actrices chevronnées. Cela se voit à l’écran. Au bout de dix minutes, j’ai eu envie de partir, le hiatus entre les deux me gênait, je trouvais que le réalisateur tournait en dérision la misère humaine, que sa comédie n’avait de social que le nom.
Je suis resté, parce que ma voisine était captivée, qu’elle riait avec sincérité, qu’elle découvrait comme la plupart des gens dans la salle une réalité qui lui était parfaitement inconnue. Film utile, film nécessaire. Sans être un chef-d’œuvre, il jette une lumière, crue et tendre à la fois, sur cette population féminine qui se cache, qui se déplace sans cesse, qui se fond dans la masse pour garantir sa sécurité.
Ce genre de prise de conscience favorise les vocations bénévoles. Lors de la récente nuit de la solidarité organisée à Paris, des centaines de personnes se sont portées volontaires pour aller au contact des sans-abri et procéder à leur recensement. Elles étaient beaucoup trop nombreuses à s’inscrire, en regard des équipes de maraudeurs prévues pour sillonner les rues de la capitale française.
Cette nuit-là, celle du 7 au 8 février, 3622 sans-abri identifiés dormaient dans la rue. Combien de femmes ? En 2018, elles étaient 12%, une armée d’invisibles. Depuis, un film les raconte. Mais pas que. Trois centres spécifiquement dédiés aux femmes ont été créés à Paris.
Et Genève, dans tout cela, me direz-vous? Notre ville n’a jamais pris la peine de procéder à un décompte similaire. Elle le pourrait, son territoire n’est pas infini et les volontaires seraient sans doute aussi motivés que ceux qui, hier, ont mené le même travail à Grenoble, ainsi que dans une dizaine de communes proches de la préfecture de l’Isère. Chez nous, un peu moins chez nos voisins désormais, les SDF restent l’angle mort de la statistique publique.
Et dans cet angle mort, combien d’invisibles ? Toujours trop assurément. Le film qui en porte le titre était pendant quatre semaines à l’affiche des cinémas du Grütli. La dernière séance est ce mardi à 16h45. Ne la manquez pas. Et si l’envie vous vient de quitter votre fauteuil après dix minutes, regardez vos voisins, captifs et concentrés. Ce sont eux qui ont raison. Vous aurez des choses à échanger ensemble à la fin de la projection. Des choses simplement humaines.